Grenelle de l'environnement, coûts de l'énergie à la hausse, amélioration de la performance du bâti et déploiement de systèmes intégrés : le monde du bâtiment est engagé dans une profonde mutation technique et environnementale. Cette évolution touche tout particulièrement les secteurs de l'énergie en général, du chauffage, de la climatisation et de la plomberie en particulier.
L'innovation dans ces différents secteurs est quotidienne, ou presque.
Mais si le phénomène semble inéluctable, quels en sont les impacts sur les professionnels ?
Disposent-ils des moyens nécessaires pour accompagner les changements bouleversant leur pratique ?
Voient-ils s'ouvrir de nouveaux marchés ?
Et quel est le ressenti des utilisateurs finaux, premiers concernés par les nouveaux produits mis sur le marché ?
Gesec Magazine tente d'ouvrir l'horizon du futur sur ces différents aspects.
PRESENTATION
Yves Carl
Viessmann est l'un des leaders de la construction et de la vente de chaudières.
La société réalise une chiffre d'affaires de 2,2 Md€ par an et emploie 11 400 personnes, dont 450 ingénieurs exclusivement tournés vers la recherche et le développement.
Yves Carl en est le directeur technique et marketing.
Luc Flye Sainte Marie
Luc Flye Sainte Marie est cofondateur et dirigeant du bureau d'ingénierie et d’architecture Eneos.
Celui-ci est spécialisé dans l'efficacité énergétique du bâtiment existant, principalement pour des projets de rénovation en tous corps d'état.
L'entreprise se situe à Bassens (Savoie) depuis sa création en 2008 et elle possède une filiale à Lausanne (Suisse).
Le chiffre d'affaires annuel réalisé par ses 11 collaborateurs s'élève à 800 k€.
Jean-Marc Joffroy
Avec Luc Jacquet, Jean-Marc Joffroy a fondé en 2011 la société BoostHeat afin de développer, fabriquer et commercialiser le principe de chaudière thermodynamique qu'ils ont mise au point et brevetée.
La start-up compte 40 salariés basés à Toulouse (Haute-Garonne) pour ses activités R&D et à Nîmes (Gard) pour sa gestion administrative.
Philippe Risoul
Philippe Risoul dirige Energétique Sanitaire, société créée en 1972 à Marseille (Bouches-du-Rhône).
Adhérente du Gesec, cette entreprise de plomberie, chauffage, ventilation et climatisation regroupe 46 intervenants rayonnant sur toute la région PACA.
Son activité avoisine 6,5 M€ par an.
Comment percevez-vous les innovations qui touchent votre secteur d'activité ?
Est-ce une réelle source de progrès ... ou un mal nécessaire ?
Philippe Risoul : L'innovation va à l'évidence dans le sens de l'histoire. Je pense que nous devons même vivre avec au quotidien, voire l'anticiper, si l'on ne veut pas disparaître ou se faire prendre nos marchés par plus malins que nous ! Le précepte qui dit que « si l'on n'avance pas, on recule » s'applique tout à fait à notre secteur d'activité. Mais jetons un simple regard sur le passé : en réalité, l'innovation a été incessante au cours des vingt dernières années, qu'il s'agisse du domaine du sanitaire ou de celui de la production de chaud et de froid. Et nos métiers ont évolué en conséquence. Nous sommes passés de plombiers à plombiers-chauffagistes pour devenir aujourd'hui plombiers-chauffagistes-frigoristes ... et même bien souvent mainteneurs. Le tout avec une bonne dose de savoir-faire touchant l'électricité.
Luc Flye Sainte Marie : Innover c'est bien, mais attention toutefois à ne pas oublier de se mettre à la place de l'utilisateur final. Les équipements proposés peuvent en effet se révéler trop complexes à l'usage et les installations se trouver parfois sous-utilisées au regard de leur potentiel. Parallèlement, il existe aussi un risque que les installateurs soient à peine familiarisés avec la prise en main d'un produit que ce dernier se révèle déjà obsolète. En résumé : soyons simples. Evitons trop de complexité. Je dirais même halte au tout high tech et revenons à plus de low tech !
N'est-ce pas un peu « passéiste » comme manière de voir ?
Luc Flye Sainte Marie : Non, loin de là ... car vous remarquerez que dans low tech, il y a bel et bien le mot « tech ». Pas question pour moi de revenir à la bougie. Je ne suis pas contre l'innovation et la technique. Au contraire ! Mais sachons rester pragmatiques. Ainsi, lorsque nos équipes se voient confier un projet de réhabilitation d'ouvrage, nous évitons les solutions dignes du professeur Nimbus en phase d'études et de conception. Je dis juste qu'il ne faut pas tomber dans l’excès. Nous ne perdons pas de vue la finalité de notre mission qui reste la réduction de l’empreinte énergétique des bâtiments
Quels sont les grands axes actuellement suivis par les fabricants en matière de R&D ?
Yves Carl : Pour nous, l'innovation recouvre deux domaines : primo, la création de produits innovants, ou « du futur », en tant que tels, et secundo la prise en compte des échéances à venir. N'oublions pas qu'à l'horizon 2020, le bâtiment à énergie positive (Bepos) sera la norme. Nos équipements sont, dès aujourd'hui, totalement conçus dans cette optique. Ils ont vocation à devenir de véritables systèmes intégrés au bâtiment. Ceci nous amène à travailler dans trois directions précises : l'hybridation d'une part, avec des installations mixant les énergies fossiles et renouvelables, la connectivité d'autre part, alliant tableaux de commande interactifs et ergonomiques, mobilité ainsi que facilité de maintenance des équipements et, enfin, le « power » regroupant tout ce qui concerne la production décentralisée d'énergie.
C'est à dire ?
Yves Carl : Pour que son bilan énergétique soit positif, un Bepos doit obligatoirement produire de l'énergie afin de compenser celle qu'il consomme inévitablement. Nos générateurs de chaleur vont devenir également des producteurs d'électricité. Ceci ne sera possible qu'en leur associant une source de production d'énergie décentralisée telle que, par exemple, une centrale de micro-cogénération ou une pile à combustible. De telles solutions seront mises sur le marché dès les semaines ou les mois à venir.
Existe-t-il encore aujourd'hui des « ruptures technologiques » possibles en matière de production de chaleur ?
Jean-Marc Joffroy : Bien sûr ! Rendez-vous compte : le principe sur lequel est basé le fonctionnement des chaudières « classiques » date ni plus ni moins de l'âge du feu. Il consiste tout simplement à dégrader la chaleur issue de la combustion d'une source d'énergie fossile (gaz, fuel...) pour la transmettre à un émetteur, à savoir un radiateur dans la plupart des cas. C'est proprement archaïque ! Or, si l'on suit les principes de la thermodynamique, on se rend vite compte qu'il est possible d'aller plus loin, d'être bien plus efficace dans l'utilisation de l'énergie. Il « suffit » pour cela de concevoir une chaudière associée à une pompe à chaleur récupérant les calories gratuites de l'environnement. En cela, rien de neuf. Mais dans le système que nous avons mis au point, la combustion du gaz utilisé génère l'action d'un compresseur thermique, et non pas mécanique, ce dernier entraînant les cycles de la pompe à chaleur. Le déploiement d'un tel compresseur constitue une vraie rupture technologique, un kilowatt brûlé donnant deux kilowatts de chaleur au niveau des radiateurs. On peut alors logiquement annoncer un rendement théorique de 200 % contre les 100 % affichés dans le meilleur des cas avec les chaudières actuelles.
La course à l'innovation ne risque-t-elle pas de « tuer » l'innovation, notamment en raison d'une obsolescence trop rapide des produits ?
Yves Carl : La solution pour éviter cet écueil consiste en tout premier lieu à concevoir des équipements évolutifs. Toutes nos nouvelles chaudières sont des systèmes dits « ouverts », c'est-à-dire compatibles avec les nouvelles technologies et prêts à intégrer des fonctionnalités supplémentaires au fur et à mesure de leur apparition. Cette stratégie est une source d'arguments pour éviter tout report de l'acte d'achat motivé par l'attente de la « prochaine version ». Les utilisateurs de nos produits sont certains de disposer d'équipements en permanence au goût du jour.
Comment cela est-il perçu du côté des installateurs ?
Philippe Risoul : Je le répète : l'innovation est une composante à part entière de notre métier de chef d'entreprise et d'installateur-mainteneur. Nous allons clairement vers la connectivité totale des installations et de leurs composants. Il faut avoir conscience que lorsque l'on parle de l'Internet des objets, cela nous concerne à 100 %. Il y a désormais beaucoup plus de « matière grise » qu'auparavant dans les systèmes que nous installons chez nos clients. A nous de nous documenter, d'aller dans les salons pour toucher du doigt les produits. Oui, il faut être à fond dans l'innovation, mais à la condition d'avoir soi-même envie d'avancer... plus pour la passion du métier que pour le seul aspect financier que peut représenter le fait de vendre des produits d'avant-garde. J'ajouterais qu'en tant que membres du Gesec, nous avons accès aux partenaires les plus innovants du marché et nous bénéficions d'une veille technologique permanente. Impossible de rester à la traîne !
D'accord, mais la peur des clients « d'essuyer les plâtres » face à des solutions non éprouvées ne constitue-t-elle pas un frein à l'innovation ?
Jean-Marc Joffroy : La chaudière thermodynamique que nous avons conçue est un système simple. Elle n'exige aucune maintenance particulière durant toute sa durée de vie. Il n'y a pas de « mécanique » dans notre compresseur thermique, qui ne demande pas d'entretien. L'aléa technique s'avère donc très limité. Et en cas de panne (on ne sait jamais !), notre chaudière est équipée d'un brûleur d'appoint. Ce dernier prend alors immédiatement le relais et, parallèlement, assure les besoins de pointe. Il n'y a donc pas plus de risque de se retrouver sans chauffage qu'avec un autre équipement. Enfin, le système proposé possède le même encombrement qu'une chaudière habituelle. Là encore, nous avons veillé à ce que la « géométrie » des locaux dédiés à la chaufferie ne soit en rien un frein à l'innovation.
Yves Carl : Nous ne lançons jamais de nouveaux produits ou une nouvelle technologie sans qu'ils ne soient dûment éprouvés. Cela passe, notamment, par leur installation chez des clients lambdas, ce qui nous permet d'observer la façon dont ces derniers s'approprient l'équipement proposé et de les tester dans la durée. Ce type de démarche nous amène à bien adapter nos offres et nos systèmes aux besoins ainsi qu'aux comportements des utilisateurs ... et de supprimer toute réticence éventuelle concernant la fiabilité d'un produit innovant. Ensuite, à nous de rendre accessible à tous « l'intelligence embarquée » dans les systèmes afin d'exploiter au mieux les paramètres, parfois jusqu'à 200, issus des capteurs présents dans les chaudières en vue leur utilisation optimale.
Luc Flye Sainte Marie : Si l'on se met à la place de l'utilisateur final (jeune, famille, retraité...) et que l'on prend bien en compte l’usage et le type de bâtiment rénové (entreprise, bureau, appartement, résidence locative...), je ne pense pas que la question se pose. C'est vrai qu'en rénovation, notre spécialité, nous ne révolutionnons pas les ouvrages ! Mais dans tous nos projets, nous allons essayer de franchir une marche supplémentaire dans la performance des équipements en place et/ou de leur exploitation/maintenance comme, la mise en place de compteurs à calories individuels sur une installation de chauffage collectif ou encore d’un contrat de maintenance avec objectif de performance. Ce type d'« innovation » simple ne pose aucun problème d'appropriation auprès des occupants.
Comment, à leur niveau, les installateurs peuvent-ils faire face à tous ces bouleversements apparaissant dans leurs modes de fonctionnement au quotidien ?
Jean-Marc Joffroy : Qui dit rupture technologique ne dit pas forcément révolution des pratiques professionnelles. Nous avons ainsi veillé à proposer une solution de chauffage nouvelle, certes, mais totalement transparente pour les installateurs. Celle-ci ne changera en rien leur métier. Elle ne demandera ni nouvelles compétences, ni certifications ou habilitations spécifiques puisque, par exemple, il n'y a pas de fluide frigorigène à gérer. Je pense, par ailleurs, que les offres, innovantes ou pas, doivent être très simples, très lisibles pour identifier le bon produit à mettre au bon endroit ... et très faciles à déployer. En ce qui nous concerne, nous sommes à la limite du « plug and play » ! Tous ces éléments permettent de lever les freins du côté des installateurs, sachant qu'il est important que ceux-ci trouvent une réelle plus-value à apporter à leurs clients au travers des innovations proposées.
Mais cela ne passe-t-il pas également par un solide effort de formation ...
Philippe Risoul : Chaudière, régulation, gestion technique du bâtiment, ventilation mécanique double flux, automatisation, VRV, DRV, pompe à chaleur, micro-cogénération ... : pour faire face à ces innovations quasi-quotidiennes, il nous faut effectivement des « mises à jour » régulières. Heureusement, et de façon générale, les constructeurs qui sortent des produits innovants ou de nouvelles gammes proposent systématiquement des cycles de formation adaptés à la clé.
De votre côté, en tant que constructeur et « innovateur », êtes-vous sensibilisés à ces besoins de formation ?
Comment y répondez-vous concrètement ?
Yves Carl : Notre mode de distribution en circuit court fait que nous sommes en prise directe avec les installateurs, les bureaux d'études et les prestataires de service. Nous avons conscience de leurs attentes, en particulier pour tout ce qui touche la bonne prise en main des innovations conçues par nos équipes de R&D et arrivant sur le marché. La formation, l'accompagnement des professionnels sur les nouvelles technologies et leur information sur l'évolution des dispositifs réglementaires font partie de nos préoccupations majeures. Pour tout cela, nous avons créé une académie spécifique possédant cinq sites à travers la France et dispensant des formations longues préparées à leur intention.
Simplicité et/ou accessibilité des systèmes innovants, fiabilité éprouvée des nouveaux produits, formations adaptées, plus-value apportée au utilisateurs ...
En « amont », le volet marketing paraît bien en place. Mais à l'achat, l'innovation se paie.
Les clients finaux sont-ils prêts à accepter des factures à la hausse ?
Philippe Risoul : En France, la chaudière n'est pas vraiment considérée comme un produit tendance. Son changement correspond à une acquisition de nécessité qui doit durer une vingtaine d'années au minimum. Personne n'essayera d'avoir la dernière chaudière à la mode, comme cela peut se faire pour l'achat du dernier I-Phone ou de la dernière tablette d'Apple ! Il n'y a pas de risque de surenchère à ce niveau. C'est donc à nous qu'il revient de justifier la plus-value apportée par l'innovation proposée, le positionnement du produit et, par conséquent, l'éventuel sur-investissement qui en découle.
Jean-Marc Joffroy : Le calcul du retour sur investissement peut aisément servir d'explication à une facture un tant soit peu plus élevée. Nous avons ainsi pu démontrer que le surcoût d'une chaudière thermodynamique par rapport à un appareil classique est amorti en cinq ans au tarif actuel du gaz. Une durée particulièrement courte à même de convaincre les plus réticents.
Installer des systèmes super-performants, c'est bien. Mais l'innovation peut-elle également aider les professionnels à se positionner sur de nouveaux marchés ?
Luc Flye Sainte Marie : Oui, l'innovation n'est pas que « matérielle ». Elle se situe aussi dans la récupération via Internet et le traitement des nombreuses données issues des chaudières « connectées » en vue de proposer un suivi et un monitoring des consommations d'énergie. Ce type de prestation, que nous mettons à la disposition des professionnels ou des maîtres d'ouvrage, constitue une réelle assistance au pilotage des équipements en vue d'optimiser leurs performances au jour le jour. Il permet de se positionner plus largement sur des appels d'offres d'exploitation-maintenance où la mesure des consommations au fil du temps devient une exigence. Sans oublier les contrats de performance énergétique (CPE) pour lesquels il est obligatoire de fournir la preuve de l'atteinte des objectifs prévus. Chiffres à l'appui.
Gesec Magazine N°232 - automne 2015